mardi 10 mai 2011

Hygiène de l'assassin - Amélie Nothomb

(Éditions Albin Michel, 1992, 200 p., Points, 1999, 181 p. et Le Livre de Poche, 2004, 222 p.)


Envie de ... résumer :

Prétextat Tach, prix Nobel de littérature, n'a plus que deux mois à vivre. Des journalistes du monde entier sollicitent des interviews de l'écrivain que sa misanthropie tient reclus depuis des années. Quatre seulement vont le rencontrer, dont il se jouera selon une dialectique où la mauvaise foi et la logique se télescopent. La cinquième lui tiendra tête, il se prendra au jeu. 

Envie de ... donner mon avis : 

Autant faire mon mea culpa tout de suite : je n'avais jamais lu de livre d'Amélie Nothomb jusqu'à aujourd'hui. Désireuse de remédier à cette lacune dans ma culture livresque, je décidai il y a quelques jours de me procurer l'un de ses romans. Je trouve toujours très intéressant et stimulant, intellectuellement parlant, de découvrir l'univers d'un auteur, surtout lorsque ce dernier est, comme en l'occurrence, un écrivain qui est déjà durablement ancré dans le monde littéraire.
Fascinée devant le nombre important de romans déjà publiés par Amélie Nothomb, je finis par me lancer dans la lecture de son tout premier roman, écrit en 1992 à l'âge de vingt-cinq ans : "Hygiène de l'assassin".

Si je devais donner un avis global, une impression d'ensemble sur ce premier roman qui m'a fait découvrir Amélie Nothomb, je dirais, pour commencer, que j'ai beaucoup aimé. Je comprends désormais les critiques littéraires qui ont toujours usé de l'adjectif "décalé" pour évoquer le style de cet écrivain. En effet, le style d'Amélie Nothomb n'a vraiment rien de banal. En cela, ce roman saura satisfaire tous ceux qui, comme moi, recherchent perpétuellement le livre "différent", original, celui qui sort de l'ordinaire, celui qu'on termine en se disant qu'on n'aurait pas lu ça n'importe où.

A l'origine du roman, un point de départ simple : l'écrivain Prix Nobel de littérature Prétextat Tach, quatre-vingt-trois ans, est sur le point de mourir d'un cancer des cartilages ("syndrome d'Elzenveiverplatz", fruit de l'imagination d'Amélie Nothomb !). Suite à l'annonce de la nouvelle de son décès imminent, des journalistes affluent pour interviewer l'écrivain. L'histoire aurait pu être on-ne-peut-plus plate et commune ... Seulement voilà, Prétextat Tach est bien loin d'être un gentil petit vieillard agonisant, disposé à se confier généreusement aux journalistes zélés qui vont venir l'interroger. Non. 

Vieillard infect, obèse, misogyne et misanthrope, Tach se décrit lui-même tantôt comme un "tas de saindoux", tantôt comme un "génie" ou un "titan exilé". Imbu de sa personne et convaincu de son talent ("un vrai, un pur, un grand, un génial écrivain comme moi"), le vieil homme va jusqu'à comparer sa vie au sacrifice du Christ : "Crever d'une crucifixion, banale comme la pluie à l'époque, ou d'un syndrome rarissime, vous trouvez que ça revient au même ?"
Celui qui n'a aucun scrupule à traiter Madame de Lafayette de "midinette", arrache même les pages superflues de "La Princesse de Clêves" ! Ne tarissant pas d'éloges sur son œuvre à lui, l'écrivain se félicite même que ses livres ne soient pas lus, parce qu'il estime que personne ne peut les comprendre ! Par leur regard trivial, les lecteurs saliraient les "beautés" nées de sa plume : "Au fond, les gens ne lisent pas ; ou, s'ils lisent, ils ne comprennent pas ; ou s'ils comprennent, ils oublient ".  Amélie Nothomb use jusqu'au bout du registre cynique et jette ainsi un regard noir sur l'écriture ("nocive") et la lecture ...

Alternant entre "perles" et "cochonneries", détestable et répugnant, le vieillard va pousser les journalistes dans leurs derniers retranchements, en jouant habilement des cartes du dégoût et de l'écœurement qu'il est bien conscient d'inspirer : qu'il s'agisse des tripes rissolées à la graisse d'oie qu'il prend au petit déjeuner, de ses comparaisons douteuses ou de ses opinions racistes ou misogynes tout bonnement scandaleuses, Prétextat Tach désarme les journalistes qui l'interrogent les uns après les autres. Tous y laisseront des plumes ... Tous, sauf une. Une journaliste qui s'est jurée de l'affronter jusqu'au bout.
Sacré défi, me direz-vous, pour cette jeune femme, que de vouloir tenir tête à un vieillard abject et cruel pour qui les femmes sont toutes des "boudins", des "esclaves laides, bêtes, méchantes et sans charme". Rien que ça !
Après avoir injurié son interlocutrice ("petite femelle prétentieuse"), celui qui qualifie les seins de "protubérances femelles" (charmant encore !) se voit sommé d'expliquer sa "ménopause littéraire", à l'âge de cinquante-neuf ans, vingt-quatre ans plus tôt. En effet, la journaliste aimerait connaître les raisons qui ont poussé l'écrivain à laisser son dernier roman inachevé. 


Commence alors entre les deux personnages une joute verbale sans merci, où déstabilisation, supplice intellectuel et manipulation se juxtaposent sans relâche. C'est d'ailleurs pour exprimer avec suffisamment d'intensité cet échange insolite, sordide et malsain, que le roman est presque entièrement rédigé sous forme de dialogues. En effet, seul le dialogue était à même de nous faire ressentir toute la tension et tout le malaise qui vont naître progressivement du face-à-face hargneux entre les deux personnages. Face à un Prétextat Tach déroutant, désarmant et exaspérant, entraînée dans un jeu de pouvoir pervers, la journaliste va devoir manifester un sang-froid à toute épreuve pour obtenir de l'écrivain qu'il accepte de faire la lumière sur son passé. Un passé trouble, entre obsession de la pureté et exaltation de la jeunesse ... 

Je ne peux que vous recommander la lecture de ce roman, que vous soyez déjà habitué(e)s au style d'Amélie Nothomb ou non. Sa griffe singulière nous offre ici un roman aussi sombre que dérangeant, au dénouement inattendu et pétrifiant, qui ne peut laisser indifférent.
Sous des allures d'interview ordinaire, l'échange se transforme en une véritable plongée dans l'enfance et la vie de Prétextat Tach, plongée ponctuée de révélations pourtant inexprimables, dont la journaliste et l'écrivain lui-même ne ressortiront pas indemnes ...

"Hygiène de l'assassin" a été adapté au théâtre (1998 et 2008) et à l'opéra (1995)  mais aussi au cinéma, par François Ruggieri en 1999, avec Jean Yanne et Barbara Schulz dans les deux rôles principaux. Pour ce qui est du film, je n'ai pas encore pu me le procurer, mais il semblerait que Prétextat Tach y apparaisse moins écœurant que dans le livre.
En 1993,  "Hygiène de l'assassin" a valu à Amélie Nothomb les Prix René Fallet et Alain-Fournier. Pourtant, son manuscrit avait d'abord été refusé par Philippe Sollers chez Gallimard, avant d'être retenu par Albin Michel qui deviendra sa maison d'édition attitrée.
 

Envie ... d'un extrait :

" Ce type est un cas, racontait la dernière victime. Allez comprendre ! On ne sait jamais comment il réagira. Parfois, on a l'impression qu'il peut tout entendre, que rien ne le vexe et même qu'il prend plaisir aux petites nuances impertinentes de certaines questions. Et puis soudain, sans crier gare, le voilà qui explose pour des détails dérisoires ou qui nous jette à la porte si nous avons le malheur de lui faire une remarque infime et légitime. "

_ " (...) Je n'aime pas voir les gens. Si je vis seul, ce n'est pas tant par amour de la solitude que par haine du genre humain. Vous pourrez écrire dans votre canard que je suis un sale misanthrope.
_ Pourquoi êtes-vous misanthrope ? (...)
_ Il y a mille raisons pour détester les gens. La plus importante, pour moi, c'est leur mauvaise foi qui est absolument indécrottable."


_ " Dieu merci, la littérature est moins nocive.
_ Pas la mienne. La mienne est plus nocive que la guerre.
_ Ne seriez-vous pas en train de vous flatter ?
_ Il faut bien que je le fasse puisque je suis le seul lecteur à même de me comprendre. Oui, mes livres sont plus nocifs qu'une guerre, puisqu'ils donnent envie de crever, alors que la guerre, elle, donne envie de vivre. Après m'avoir lu, les gens devraient se suicider."

vendredi 6 mai 2011

Les petits secrets d'Emma - Sophie Kinsella

(Éditions Belfond, Coll. Mille Comédies, 2005, 376 p. et Pocket, 2008, 381 p.)

 
  
Envie de ... résumer :
  
 (Titre original : Can you keep a secret ?)

Ce n'est pas qu'Emma soit menteuse, non, c'est plutôt qu'elle a ses petits secrets.
Par exemple, elle fait un bon 40, pas du 36. Elle ne supporte pas les strings. Elle a très légèrement embelli son CV. Elle déteste sa cousine Kerry. Et avec Connor, son petit ami, au lit ce n'est pas franchement l'extase. Bref, rien de bien méchant, mais plutôt mourir que de l'avouer. 
Mourir ? Justement... Lors d'un voyage en avion passablement mouvementé, Emma croit sa dernière heure arrivée. Prise de panique, elle déballe tout à son séduisant voisin. Tout et plus encore. Sans imaginer que l'inconnu en question est l'un de ses proches. Très proche même... 

Envie de ... donner mon avis : 

J'avais déjà lu "Les petits secrets d'Emma" l'année dernière - et j'avais adoré ! - mais le souvenir que j'en avais était trop vague pour vous en parler correctement. Je l'ai donc relu avec un immense plaisir, mais je l'ai tellement aimé que c'est une réelle épreuve pour moi de vous en parler. Pourquoi ? me direz-vous. Et bien parce que, si  je veux que la lecture de ce livre conserve pour vous tout son intérêt, je dois m'interdire formellement de vous révéler quoique ce soit sur l'histoire des Petits secrets d'Emma, la quatrième de couverture en dit suffisamment. Or, difficile de vous donner envie et de vous faire partager mon goût pour ce livre, sans rien trahir de son intrigue, car les révélations (notamment sur l'inconnu de l'avion) se manifestent très rapidement ... Mais je vais m'appliquer le mieux possible à vous donner mon avis tout en gardant le silence sur les éléments-clés du récit.

Dans la veine de la série des "Accro du Shopping" et des aventures de Becky Bloomwood (inconditionnelle cette série ... oh j'aimerais tellement aussi vous en parler !), "Les Petits secrets d'Emma" est avant tout une comédie pétillante. On y retrouve la plume expérimentée de Sophie Kinsella, qui sait nous faire sourire et souvent même rire. Je peux vous assurer avoir réellement ri en lisant Les petits secrets d'Emma. Peut-être qu'il en faut peu pour me faire rire ... Ou peut-être tout simplement (et je pencherais pour cette seconde hypothèse) que Sophie Kinsella est réellement passée maître dans l'art de faire rire.

Humour, situations insolites et rebondissements inattendus se succèdent pour notre plus grand plaisir. A un rythme palpitant s'ajoutent une galerie de personnages hauts en couleurs, à commencer par Emma Corrigan, une héroïne aussi drôle qu'attachante. Assistante marketing au sein d'une grande société londonienne, Emma rêve du poste et de la promotion qui la feront exister aux yeux de ses parents et qui lui permettront de rivaliser avec sa détestable cousine Kerry, pimbêche narcissique qui s'est toujours employée à la rabaisser. Emma sort avec Connor. Intelligent, beau comme un dieu et attentionné, Connor a tout du gendre idéal. Mais plus Emma entend répéter autour d'elle qu'ils forment le couple parfait, moins elle est certaine de l'aimer...
Et puis il y a Lissy, la colocataire et meilleure amie d'Emma, parfois troublante ou surprenante mais tout aussi charmante. Et Jemima, l'autre colocataire, aussi superficielle que déjantée. Sans oublier les collègues de travail : cette chère Artemis (et sa plante verte !), Katie, la spécialiste des fringues en crochet à la recherche du grand amour, sans oublier Jack Harper, le grand patron !

Bien qu'elle écrive une pure comédie, le mérite de Sophie Kinsella est de savoir dépeindre avec beaucoup de justesse le profil de ses personnages, leur personnalité. En quelques pages, en quelques mots, le lecteur sait exactement à qui il a à faire : Emma est immédiatement sympathique, charmante et drôle ; Artemis et Kerry sont d'emblée antipathiques et imbuvables, etc. Sophie Kinsella sait nous faire nous sentir proches de ses personnages. C'est comme si ils faisaient d'une certaine manière déjà partie de nos vies. Les 400 pages du livre sont en quelque sorte une portion de leur vie que nous traversons avec eux !

Au cœur des pérégrinations de tous ces personnages, un constat : nous avons tous des secrets plus ou moins bien gardés, plus ou moins précieux, même à l'égard de nos meilleurs amis ou de nos plus proches parents. Ces "petits secrets" font partie de nous, de ce que nous sommes. Sous-jacente mais omniprésente, surgit alors une question : peut-on avoir une relation saine, honnête et franche, qu'elle soit amicale ou amoureuse, tout en gardant pour soi ses petits secrets ? Pour ma part, je pense que tout l'enjeu est de savoir distinguer les secrets anodins, sans importance, de ceux que l'on ne peut taire sans mettre en péril ses relations. Quel intérêt pour Emma d'aller révéler à ses collègues de travail que la paire de fesses photocopiée et plantée sur le panneau d'affichage est la sienne ?! Et pourquoi faire savoir qu'elle utilise toujours son couvre-lit Barbie ? ...
Et puis, à travers les Petits secrets d'Emma, ce sont des milliers de filles  et de femmes qui peuvent se reconnaître : qu'elles mentent sur leur taille, qu'elles pleurent en cachette sur une chanson émouvante ou qu'elles fassent semblant d'aimer le jazz, toutes les femmes sont, d'une manière ou d'une autre, des Emma Corrigan ... Si, si !

Voilà, chers lecteurs et lectrices, je pense avoir rempli le contrat que je m'étais fixé au début de cet article : vous inciter à lire "Les petits secrets d'Emma", tout en gardant le secret (c'est le cas de le dire !) sur l'essentiel, qui n'est pas non plus dévoilé dans le résumé : qui est  donc "l'inconnu de l'avion" à qui Emma déballe instinctivement et mécaniquement ses moindres petits secrets ? Et quelles seront les répercussions de ces révélations sur sa vie  professionnelle, familiale et affective ? Du piquant en perspective ... !

J'espère avoir réussi à vous convaincre sans trop en dévoiler. Certains estimeront peut-être que j'aurais pu en dire plus, mais je suis sûre qu'une fois qu'ils auront lu le livre, ils comprendront. Il faut toujours garder une part de secret, c'est tellement plus croustillant ...

Envie ... d'un extrait (mais vous n'en saurez pas plus ici ! ) : 

" J'ignore ce qui se passe autour de nous. Mon univers s'est réduit à moi, à cet inconnu et à ma bouche qui crache mes secrets les plus intimes. Je sais à peine ce que je raconte. Je sais seulement que ça me fait du bien. C'est comme ça que ça se passe en thérapie ? "

" Il se souvient de tout, mais de tout ! Putain ! Quelle autre connerie j'ai encore pu sortir ? (...) dans ma tête, c'est la tempête : j'essaye de me souvenir de ce que j'ai dit. Il sait tout de moi, maintenant ! Absolument tout ! Il sait le genre de petites culottes que je porte, les parfums de glace que je préfère, comment j'ai perdu ma virginité, et ... "

" J'ai encore des palpitations en songeant à ces événements invraisemblables. Et à l'injustice de la chose. C'était un inconnu. L'avantage des inconnus, c'est qu'ils disparaissent à jamais dans les espaces infinis. "